L’ amour ne s’enchaîne pas, que le marketing l’apprenne

L’uniformisation du monde ne concerne pas seulement le destin des nations, mais aussi le destin des amours, comme on pouvait le voir, il n’y a pas si longtemps encore, à Paris, en traversant le pont des Arts, sur lequel les gens venaient, en nombre, accrocher leur cadenas, sur d’autres cadenas, pour témoigner de leurs sentiments. […]

L’uniformisation du monde ne concerne pas seulement le destin des nations, mais aussi le destin des amours, comme on pouvait le voir, il n’y a pas si longtemps encore, à Paris, en traversant le pont des Arts, sur lequel les gens venaient, en nombre, accrocher leur cadenas, sur d’autres cadenas, pour témoigner de leurs sentiments.

Ce phénomène ne manque pas de questionner la représentation même que notre époque se fait de l’amour qui semble avoir besoin de s’inscrire dans un contexte amoureux, de se dissoudre dans la masse orgiaque des discours amoureux comme de se joindre à la collectivité des déclarations sentimentales. L’amour semble ne plus pouvoir s’aimer que dans son propre conditionnement, en dehors duquel il semblerait presque, pour lui-même, insuffisant et vain. Il ne tolère plus sa différence, sa singularité, sa distinction, et ne veut plus se contenter d’entretenir un lien d’exclusivité avec son alter ego; ce qu’il veut c’est s’enchaîner à une communauté de semblables, se conformer pour se donner l’impression rassurante, narcissique, de participer au grand mouvement sentimental du monde, à la grande fête des cœurs… Ainsi l’amour d’un seul se veut-il amour avec tous.

La fête de la Saint Valentin participe de la même forme de conditionnement amoureux. Arrivée de Grande-Bretagne, comme Halloween, la Saint Valentin jouit, tous les 14 février, d’une certaine aura auprès des Valentins à roses rouge et à petits cœurs de velours. Là encore, l’amour craint sa propre solitude, il doit se soumettre à la norme des représentations, s’aligner et s’ordonner au milieu de tables à bougies, se montrer et se déclarer dans un contexte collectif mielleuse, partouze, sentimentalo-marketing pour s’identifier comme Amour. Un couple qui ne fêterait pas la Saint Valentin et qui passerait, à cette date, une soirée ordinaire, c’est-à-dire devant la télévision, semble avoir, dans l’imaginaire collectif, moins de raisons de se dire «amoureux» qu’un couple qui, lui, la célèbrerait.

Est-il si loin le temps où l’amour prétendait faire la révolution, aimer autrement? L’amour des Valentin veut aimer comme les autres. Il renonce à toute individualité, à toute intimité, et, partant, donne les preuves que la société réclame, non seulement pour prouver au monde qu’il est amour, mais pour s’éprouver lui-même comme tel. En ce sens, la fête des amoureux, qui est aussi et surtout la fête des restaurateurs, des fleuristes et des vendeurs de roses à la sauvette n’attesterait de rien d’autre que du triomphe du conformisme, en l’occurrence de cet amour pour tous produit par la société de consommation.

Mais on peut se demander, également, dans un cas comme dans l’autre, du cadenas aux coeurs, de l’enchaînement volontaire à la soumission marketing, combien ces symboles de l’amour avec et pour tous contreviennent aux représentations de l’Amour-même. Concernant le premier symbole, il n’est pas difficile de démontrer combien le cadenas exprime la négation de l’amour-même et de la liberté censée l’incarner: l’amour s’enchaîne, s’emprisonne volontairement, se ferme au monde dans le moment même où il croit s’ouvrir à lui et l’embrasser. Le second symbole, la fête de Saint Valentin, est sans doute plus pernicieux parce qu’il émet superficiellement toutes les signes communs de la sentimentalité romantique – roses rouges, cœurs, cadeaux, invitation au restaurant – et, ce faisant, il conforte l’image conventionnelle de l’amour comme construction sociale. Ici, pourtant, l’amour s’impérative à un rituel marketing, il s’oblige et s’aliène à une idée toute fabriquée du romantisme; les obligations et devoirs que l’amour des Valentin s’impose ne sont pas ceux que les amoureux édictent entre eux pour moraliser leurs engagements, mais pour obéir aux désirs de la société. L’amour n’est plus affirmation de la singularité, mais conformation à un ordre commun.

Par ailleurs, et enfin, cette vision de l’amour questionne indirectement la vision du bonheur selon laquelle pour être heureux, il faudrait rester cachés: il s’agit ici, au contraire, de ne plus cacher pour être heureux, mais de montrer son bonheur, de le socialiser pour en affirmer infiniment la croyance: «Pour vivre heureux, vivons montrés et enchaînés!» semblent dire de concert la fête de la Saint Valentin et la foire aux cadenas.

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